LA MUSIQUE MBALAX DOIT SE RÉINVENTER OU DISPARAÎTRE
ette victoire historique de l’UCAS fut saluée par tous, nous en premiers, car nous avions compris la leçon magistrale que les jeunes de la commune de Sédhiou (dans la région sud du Sénégal) venaient d’administrer à tous les musiciens de notre pays.
Une rupture qu’Ousmane Sow Huchard salue “comme le début de la révolution qui allait marquer de manière significative l’évolution de la production musicale de notre pays”. Cette marque de la “sénégalité” dans le domaine musical portera l’empreinte indélébile du “Star Band” d’Ibra Kassé. Ce dernier est considéré comme le père de la musique sénégalaise moderne. Il fut le premier à introduire le “tama” (un instrument de percussion appelé également “tambour parlant”) dans la musique sénégalaise.
Ce fut le point de départ d’une nouvelle musique populaire moderne appelée mbalax avec l’incorporation des percussions. Mais, Youssou Ndour demeure incontestablement celui qui a opéré la véritable “révolution copernicienne” de la musique sénégalaise dans les années 80. Fondateur de l’Etoile de Dakar, puis du Super Etoile, il a bouleversé la musique sénégalaise en professionnalisant son groupe et en lui conférant une structure adéquate. Sa voix unique, ses musiciens talentueux l’ont hissé, de manière fulgurante, sur la scène musicale nationale et internationale.
Youssou Ndour, lead vocal du Super Etoile, interprète sa chanson Tabaski, dans les années 80.
Ce qu’il faut surtout saluer chez ce musicien talentueux, c’est sa grande capacité d’adaptation : il va ouvrir le mbalax aux sonorités étrangères, devenant ainsi, après Laba Sosseh et Touré Kunda, le troisième disque d’or sénégalais, obtenu en 1994 dans un duo avec la chanteuse suédoise Neneh Cherry.
Les graines du mbalax ont été profondément semés dans les années 1980-1990, ce qui a permis l’éclosion d’autres groupes. Cette musique se décline également au féminin par la grâce et le talent d’artistes dont Kiné Lam qui en sont les dignes représentantes.
En tant que chercheur, j’ai passé plus de 15 ans à étudier l’évolution de l’industrie musicale sénégalaise. J’ai constaté que le mbalax, genre musique dominant, écrase le reste de la musique sénégalaise. Il doit se réinventer ou disparaître.
Mélange de rythmes
Le mbalax, modernisé aujourd’hui, est en fait un mélange de trois rythmes : le mbalax joué pendant les séances de lutte traditionnelle et pour la danse du sabar (long tambour étroit et conique au son aigu, ouvert à son extrémité inférieure et parfois porté sur la hanche), dirige le rythme.
Aujourd’hui, la suprématie du mbalax au Sénégal fait que le jazz, le rock, la salsa ne prospèrent pas bien dans ce pays. Seydina Issa Wade, chanteur et guitariste de folk sénégalais, vivant en Europe, en a eu l’amère expérience. Revenu au Sénégal avec un produit qu’il a fait mixer à Paris, celui-ci s’est entendu dire : il faut qu’il mâtine sa musique à la sauce mbalax en y mettant comme ingrédients beaucoup de percussions sinon les gens ne vont pas aimer.
Harmonies et mélodies
Force est de reconnaître que le mbalax se meurt aujourd’hui dans l’espace sénégambien. Il s’appuie sur une rythmique wolof qui met en avant les percussions. Comme le décrit Aziz Dieng, un fin connaisseur de cet art, qui voit dans le mbalax une musique très syncopée s’appuyant sur un rythme ternaire contrairement au rythme binaire du funk, disco, rock, hip-hop. Ce qui fait que le “mbeug mbeug” qui marque le temps et la batterie joue à contre-temps. Pape Dieng “Diengos”, musicien et producteur, soutient à ce propos que le mbalax combine la basse et la batterie et met l’accent rythmique sur le deuxième temps.
Cette singularité rythmique du mbalax pousse à s’interroger sur sa capacité à évoluer dans la sphère mondiale. Sa composition polyrythmique complexe ne milite pas en faveur d’une ouverture internationale. D’aucuns pensent que le mbalax permet de cultiver la différence, d’imprimer la marque d’une musique véritablement sénégambienne.
Par contre, d’autres soutiennent qu’il n’existe pas une musique sénégambienne mais des musiques sénégambiennes. En tout état de cause, pour que le mbalax puisse avoir droit de cité sur la scène internationale, il convient de mettre l’accent sur les harmonies et les mélodies en baissant les percussions.
Souvent les musiciens sénégalais se laissent entraîner dans un mbalax non suffisamment travaillé. Ils se focalisant essentiellement sur le rythme dont la base est constituée de percussions. Ainsi tombe-t-on dans la facilité comme l’explique Moustapha Ndiaye, président…: Ainsi tombe-t-on dans la facilité dans la mesure où, comme le dit Moustapha Ndiaye, président du Comité africain pour la Fédération mondiale des institutions musicales :
Le mbalax ne nécessite pas beaucoup d’efforts pour sa maîtrise. C’est une musique locale facile à consommer… c’est une musique qui ne cherche pas à évoluer […] il n’y a pas de recherche poussée en mbalax. Techniquement, il n’évolue pas. On se contente de refaire les mêmes choses avec des variantes près…
Appât du gain
Tout compte fait, il convient de reconnaître que cette facilité dans laquelle se complaît la musique sénégalaise tire son origine de l’appât du gain mais également du manque de formation des mélomanes. La grande masse des Sénégalais en a fait sa musique. Elle n’a pas cette oreille musicale qui lui permet d’exiger une musique de qualité.
La responsabilité, de notre point de vue, incombe au mbalax, ce rythme dansant qui pousse les créateurs à mettre davantage l’accent sur les percussions plutôt que d’asseoir une bonne mélodie. Et pourtant bien réglées, les percussions peuvent contribuer à créer une musique sénégalaise de qualité.
La salsa-mbalax en est un bel exemple avec le Super Cayor de James Gadiaga et Pascal Dieng. Le Super-Salsa d’Alias Diallo, l’African Salsa dont les sonorités salsa sont mélangées au rythme détonant du mbalax.
Le Super-salsa, un mélange de salsa et de mbalax.
Ainsi le mbalax trône-t-il de toute sa stature sur la scène musicale. En véritable seigneur, ce genre musical a marqué et continue de marquer de son empreinte la musique nationale. Toutefois, il constitue l’écran de fumée qui empêche l’expression d’autres sonorités tout aussi riches que diverses. Mû par une logique commerciale, le mbalax prend les contours de l’ »informalité », tant au niveau de sa création, de sa production que de sa distribution.
Ce phénomène est désigné sous le vocable “sandaganéisation” (en référence au marché Sandaga de Dakar où le piratage des produits musicaux a établi ses quartiers) ou son “baol-baol”, en comparaison aux commerçants originaires du centre du pays qui se sont positionnés davantage sur la commercialisation des produits de cette musique locale. D’où, le qualificatif de son “baol-baol” de la musique, tant la recherche effrénée du gain l’emporte sur la qualité artistique des œuvres.
Avec l’aide de la technologie musicale (studios d’enregistrement, usines de duplication de cassettes, supports de diffusion : radios, télévision culturelle, Internet, etc.), des produits sont réalisés à la va-vite et commercialisés sur le marché, sans souci de la qualité.
Le mbalax a amené sur la scène musicale des artistes, danseuses et danseuses moins talentueux, qui ont trouvé une reconversion peu réussie dans la chanson privilégiant le taassu (une variante sénégalaise du rap) et une profusion de percussion. Une musique saccadée, rythmique plus proche du tintamarre que d’une musique agréable à écouter.
Aujourd’hui, le mbalax est en train d’explorer d’autres horizons musicaux avec Waly Seck, le golden boy de la musique sénegalaise et ses cousins, Sidy Diop, Mia Guissé, Momo Dieng marchant sur les traces de leurs devanciers tout en scrutant la scéne mondiale. Le mbalax est condamné à se réinventer ou disparaître dans un contexte de mondialisation.
Saliou Ndour, enseignant-chercheur, Université Gaston Berger