Porte-drapeau de l’afrobeat originel depuis plus de quinze ans sur les scènes internationales, le chanteur et musicien nigérian Seun Kuti cultive avec soin et inventivité l’héritage musical familial sur son cinquième album intitulé Heavier Yet (Lays The Crownless Head).
Il aura fallu attendre 2024 pour que les familles emblématiques de l’afrobeat nigérian et du reggae jamaïcain, deux genres musicaux contestataires, sinon révolutionnaires, issus des pays du Sud, soient réunies sur une même chanson : si Damian Marley avait déjà réalisé quelques featurings avec les stars de la naija music que sont Wizkid ou Burna Boy (et Ziggy Marley avec Yemi Alade), jamais aucun des nombreux enfants du roi du reggae ne s’était associé à un descendant du «Black President». En conviant Damian Marley sur son morceau Dey, Seun Kuti met fin à cette situation relevant presque de l’illogisme musical, conscient aussi de la portée symbolique d’un tel acte : «pour moi, c’est un moment spécial, car je crois que c’est la première fois que les Kuti et les Marley collaborent sur un projet musical et enregistrent ensemble», relevait le quadragénaire nigérian, tout heureux d’annoncer une telle nouvelle sur les réseaux en juin dernier. «Il ne s’interdit rien», relève le réalisateur français Sodi Marciszewer, qui travaillait pour la première fois avec Seun Kuti, mais connaît particulièrement bien l’œuvre familiale pour avoir participé à de nombreux albums de Fela, puis de son fils aîné Femi, ainsi que le fils de ce dernier, Made. S’ils ont tous en commun d’être «d’excellents musiciens, avec une maîtrise du saxophone», qui jouent également d’autres instruments, «ils n’aiment pas refaire», note l’homme de studio qui sait l’importance, avec eux, des premières prises : «Ils aiment bien lâcher une performance et il faudrait se débrouiller avec !»
La méthode Kuti
Pour l’album Heavier Yet (Lays The Crownless Head), supervisé par Lenny Kravitz dans le rôle du producteur venu donner des conseils plus techniques que musicaux, Sodi a appliqué «la méthode Kuti», qu’il définit comme «une recherche de la transe», car «elle n’est pas nécessairement là dès les premières mesures de l’enregistrement». Une fois présente, encore faut-il savoir la faire durer et surtout la capturer, pour en restituer les émotions. Dans ce domaine, et même s’il refuse d’utiliser le mot «habitude» car il faut «inventer la production qui va le mieux porter» chaque chanson, le Français possède une expérience des plus utiles pour «anticiper quelle va être la meilleure manière d’enregistrer».
Différent de l’afrobeat de Femi qui en a développé une forme personnelle aux accents funk et soul, celui que pratique son cadet se rapproche nettement plus du style inventé par leur père après son retour au Nigeria en 1970 (avoir conservé le nom de son orchestre, Egypt 80, n’en est-il pas un signe ?). Simple et brut, avec toutefois une esthétique assez sophistiquée. Sur Emi Aluta, l’impression éventuelle de copié-collé disparaît au moment où la très respectée rappeuse zambienne Sampa The Great prend le micro. Et s’il est difficile de ne pas voir dans T.O.P. une référence au M.O.P (Movement of The People) de Fela, le chant et l’interprétation vocale de Seun se démarquent ici clairement du modèle paternel. Dans son cas, comme d’ailleurs dans celui de son invité Damian Marley, la problématique artistique s’apparente à une équation : assumer le poids de sa filiation, sans la subir. S’en réclamer et savoir s’en écarter.